Aurélie et le pont – Chapitre I – Par François-Aurélie
in Art, Littérature
Chapitre I – La Rencontre
J’étais en mission pour la journée à Genève. J’avais fait le déplacement depuis Zürich en voiture tôt le matin. Assez fatigué de ces réunions techniques toujours sans fin, d’où rien de positif ne sortait, si ce n’est une date pour une prochaine rencontre. Je décidais d’aller me poser dans un petit bar tout propre que je connaissais bien. Je pourrais aisément y déployer mes ordinateurs et autres téléphones sans y être dérangé.
Je n’avais pas choisi le bon jour : c’était plein d’étudiants de tout poil dans la salle, mais je me décidais à rester quand même – tout ce joli monde avait l’air plus studieux que bruyant. Je pris place à une petite table prévue pour deux personnes et m’attelais à la rédaction de mon rapport. Des tableaux et des graphiques un peu partout. Plongé là-dedans, je n’ai pas remarqué que j’étais le centre d’intérêts d’une jeune personne assise à la table voisine. Ce n’est que quand je me suis reculé contre le dossier de ma chaise que j’ai vu qu’elle me regardait. Une gamine en train de griffonner une page dans un cahier. Quelque chose qui ressemblait à des maths.
- « Excusez-moi Monsieur, vous êtes bon en mathématiques non ? »
Je lui souriais. Pas mal comme entrée en matière, on ne m’avait jamais abordé de cette façon.
- « Bonjour… Je me débrouille oui, enfin ça dépend du sujet. »
- « Vous pouvez m’aider alors. Je n’y arrive pas. »
Elle me faisait marrer cette gamine. Lui expliquer un truc oui, faire un devoir à sa place non. Mais il ne s’agissait pas d’un devoir. Tout simplement d’une histoire de calcul de TVA. Évidemment, calculer avec un taux de 76% ce n’était pas la même chose qu’avec 7.6% et à l’envers en plus…
- « Je ne vous prendrais pas comme comptable si jamais. Avec vous, en deux mois, c’est la faillite assurée… »
Allons-y donc pour l’explication. Puis pour un petit exercice pratique. Bilan : tout faux ! Je n’étais pas vraiment persuadé qu’elle avait écouté mes explications. En fait, je n’avais vraiment pas de temps à perdre avec elle et ses histoires de TVA, j’avais un rendez-vous et ensuite je devais faire le trajet jusqu’à Zürich. Trois bonnes heures de route. Mais comme mon grand regret était de ne pas être devenu prof de maths justement, plutôt qu’ingénieur, je restais l’aider. Donc plan B.
- « Bon je reprends. Tu veux boire quelque chose d’abord ? »
- « Oui, si vous voulez Monsieur »
- « Quoi ? »
- « Comme vous. »
Elle n’était pas contrariante au moins. Bon, comme moi, peut-être pas tous les jours non plus, mais ce n’était pas le moment d’attaquer à la vodka, je me rabattais donc sur de la limonade. Et sur le tutoiement. Peut-être que le « vous » la mettait mal à l’aise, elle n’avait pas l’air très âgée. Et je n’avais aucune idée de quand on apprenait les calculs de TVA à l’école, ou peut-être était elle apprentie quelque part. Enfin bref, je lui refaisais mon topo en essayant d’être le plus clair possible. Topo agrémenté de « Tu comprends ? (…) Oui Monsieur » réguliers. Puis deuxième exercice, suivi d’un troisième. Il y avait un net progrès : c’était juste. Bon, mission accomplie, retour à la base.
- « Et bien tu vois, ce n’est pas si difficile que ça ! »
- « Merci Monsieur »
- « De rien. Tu peux boire ta limonade, c’est pour toi. »
Je me levais alors tout en réglant mon dû. Elle avait l’air toute tristounette d’un coup.
- « Vous partez déjà Monsieur ? »
Oui je pars. J’ai du travail. Et non, je ne reviendrais pas après. Elle n’avait pas touché sa limonade et avait les yeux plongés sur son cahier. J’avais l’impression qu’elle s’accrochait des deux mains à la page sur laquelle j’avais écrit mes explications. Un coup d’œil à ma montre : j’allais être en retard. Et merde ! Alors – comme d’habitude – j’y suis allé à l’instinct. Je lui ai posé ma carte de visite sous le nez sur son cahier.
- « Tiens. Je viens à Genève une fois par semaine. Tous les mercredis en principe. Si tu as de nouveau besoin d’aide, appelle-moi. »
Elle avait pris ma carte entre ses doigts et ne la quittait plus des yeux. Elle m’a lancé un très vague « à bientôt » que je me suis empressé d’oublier.
Bien sûr, je suis arrivé en retard à mon rendez-vous.
- « Problème de bouchon ? »
- « Non. Problème de TVA… »
Ils n’ont pas cherché à comprendre… J’ai fait ce que j’avais à faire et je suis rentré chez moi. J’avais complètement oublié cette gamine et ses histoires. Jusqu’au lendemain midi, heure à laquelle elle s’est rappelée à mon bon souvenir. Sortie de réunion, deux appels manqués. Pas de message et le numéro ne me disait rien. Ils m’énervaient les gens qui ne laissaient pas de message. Les répondeurs, ce n’est pas que pour faire joli. Je n’ai jamais rappelé quelqu’un qui agissait comme ça, mais là, je ne peux toujours pas me l’expliquer, j’ai senti qu’il fallait que je le fasse.
- « Oui ? »
- « Bonjour, je m’appelle François ***, vous m’avez appelé deux fois. Qui êtes-vous ? »
- « Je suis Aurélie »
- «…. Je ne connais pas d’Aurélie. Vous êtes chez la société *** ici, à Zürich. »
- « Vous m’avez aidé hier Monsieur. »
J’en restais presque sans voix. Elle ne m’a pas dit grand-chose, elle appelait un peu comme ça. Je ne pensais pas qu’elle m’avait appelé juste « un peu comme ça ». Quelque chose dans le timbre de sa voix faisait clignoter une petite alarme dans un coin de mon cerveau.
- « Tu es sûre que ça va ? »
- « Oui Monsieur »
- « Tu es où là ? »
- « Au même café qu’hier »
- « Bon, reste là. Je te rappelle dans un quart d’heure, j’ai quelque chose d’urgent à faire »
D’abord fumer une cigarette. Puis réfléchir. Je ne parvenais pas à saisir le problème. J’appelais le gérant du café. Un jeune trentenaire qui connaissait bien son « public » — et qui avait une maitrise de psycho, ça pouvait servir. En deux minutes, j’avais mes renseignements. Et bien François, toi qui aime les situations compliquées, tu vas être servi. Une jeune paumée, très mal aimée à la maison et déjà une fois fugueuse. Pas beaucoup de liens avec les gens de son âge. Très solitaire en fait. Elle devait aller à l’école, mais il n’en était pas sûr. Et elle était venue peu avant midi dans son café, lui avait posé pas mal de questions sur moi (il ne connaissait rien de ma vie privé, donc il ne pouvait pas répondre) et depuis, elle jouait avec un morceau de carton, une carte ou quelque chose comme ça. Elle n’avait pas l’air mal, mais elle était très nerveuse, ça oui il le savait – elle lui avait déjà cassé deux verres en moins d’une heure. Et il était un peu inquiet le gérant. Je le rassurais.
- « Je suis dans le coin, je passerai plus tard. Si elle refait de la casse ou elle veut consommer, je te paierais. »
- « Laisse tomber, je ne suis pas à une limonade près. Mais Zürich, c’est dans le coin ??? »
- « C’est MON problème »
- « Okay, okay, je n’ai rien dit »
Bon. De toute façon, elle avait au moins 16 ans, sinon elle ne serait pas dans le café. Il était très à cheval sur la réglementation le gérant. Et moi, je n’étais pas – ou plus – à une connerie près. J’ai appelé Aurélie, comme je le lui avais promis. Elle a décroché en un quart de seconde.
- « Tu ne veux vraiment pas me dire ce qui ne va pas ? »
- « Si Monsieur. Mais pas comme ça. »
- « Reste au café. Je viens. Je serais là vers 16 heures ou 17 heures au plus tard. »
- « Oh merci Monsieur, merci ! »
J’ai raccroché sinon j’y serais encore. Et donc, elle avait bien un problème. Et sûrement pas de maths. Mon patron a été un peu difficile à convaincre, mais bon, quand on y met les formes, ça passe toujours. A charge de revanche. Qui n’aurait jamais l’occasion de venir, mais ça, je l’ignorais à cette date. Faire le plein. Prendre les cartes de crédits. Retirer du cash. En route.
Tout le long du trajet, je n’étais persuadé que d’une chose : fini la tranquillité. Quant au reste, et bien bonne question. Une fois sur place, j’ai eu le droit à un très grand sourire et un gros « Merci ». Et bien, explique moi ton cas ma petite, parce que moi, je viens de me taper trois cents bornes pour venir t’entendre. Et trois cents autres m’attendent, parce que demain matin, je bosse. Cela n’a pas été facile de lui faire « cracher le morceau ». J’admirais ma patience, l’heure tournait à toute allure. Avec ce que je savais maintenant d’elle, et avec son comportement, je commençais à me douter un peu de ce qu’elle allait me sortir. Et ça n’a pas loupé.
- « Je ne veux plus retourner chez moi. Et puis, ils en n’ont rien à faire de moi. »
- « Et tu veux que je fasse quoi pour toi ? Tu veux que je t’aide à trouver un foyer ? »
- « Non. Je veux venir avec vous Monsieur »
Et bien, tu dois être bien seule et bien malheureuse pour demander au premier inconnu qui passe de t’emmener avec lui. Et complètement inconsciente aussi. Je commençais à regretter d’être venu moi. Mais j’en avais vu d’autres dans la vie. Un challenge de plus : la faire rentrer chez elle ce soir et l’amener à être plus raisonnable. Avant de continuer, une petite vérification quand même : 16 ans et un mois…
- « Tu as faim ? »
- « Un peu Monsieur »
Direction un restaurant. Elle avait la chair de poule dans la voiture. Pas de veste. Je me décidais pour le « Café de Paris » à Cornavin, depuis le temps que j’avais envie de manger une bonne viande. Et puis, c’était juste à côté d’un H&M. On passerait prendre une veste… Il a fallu insister. C’était un blouson finalement. Au restaurant, ça a été plus simple, elle voulait tout « Comme vous Monsieur ». Sauf pour le dessert. Moi, je ne suis pas dessert, alors la glace, elle l’a mangé toute seule.
- « Si tu fais tout comme moi, ça peut me faire plaisir. Mais si tu fais ce que je te demande, tu peux être sûre et certaine que ça va me faire plaisir… Tu comprends ? »
- « Oui Monsieur ! »
Elle était contente de me faire plaisir. Cela tombait bien. Il m’avait fallu un bon moment, mais elle commençait à rire. Et moi, à me demander comment elle allait réagir quand je lui annoncerai mon départ pour Zürich. Je reculais, ce n’était pas dans mes habitudes. Elle m’avait raconté sa vie, si tout était vrai, elle n’avait pas dû rigoler tous les jours. Et elle devait effectivement se sentir bien seule. Je l’emmenais alors voir une niaiserie au cinéma. Cela me laissait une heure et quelque de réflexion supplémentaire.
- « Je vais rentrer Aurélie. Je travaille demain matin. Mais je reviendrais la semaine prochaine. Promis. »
Ma promesse et mon sourire n’ont pas pesé lourd. Elle m’a regardé et j’ai cru qu’elle allait pleurer. Mais non. Elle n’a juste plus rien dit, à part me lâcher l’adresse de ses parents. L’atmosphère était hyper tendue dans la voiture…
- « Tu boudes Aurélie ? »
- « Non. »
- « Je te l’ai promis, je reviendrais te voir. »
Arrivés à l’adresse donnée, il y avait un souci. C’était la zone. Avant d’avoir eu le temps de lui dire quoi que ce soit, elle avait jailli hors de l’auto. Je n’ai pas insisté, je suis parti. Pas loin. Juste le temps de me dire qu’elle n’habitait pas là, et que s’il lui arrivait quelque chose, je risquais de m’en vouloir longtemps… Donc, demi-tour.
- « Allez ! Monte dans la voiture. »
- « Merci. »
- « Je préfère quand tu m’appelles Monsieur. Appelle tes parents. Avec mon téléphone. Tu mets le haut-parleur et tu leur dis si tu rentres ou pas ce soir. »
- « Mais ils s’en moque mes parents Monsieur »
- « Moi pas. Tu les appelles s’il te plait. »
- « Oui Monsieur »
Bon, et bien oui, c’était des cons les parents. Et rien à faire de savoir où elle pouvait trainer et avec qui. Je l’ai quand même emmenée devant chez elle – la vraie adresse cette fois ci – pour qu’elle prenne au moins de quoi se changer. Oui promis Aurélie, je ne vais pas partir, je t’attends. Et je te donne les clés de la voiture si tu ne me fais pas confiance. Elle s’est contentée de devenir toute rouge et n’a pas insisté. J’ai failli défaillir quand je l’ai vu revenir. Avec un gros sac de voyage et une peluche dans les bras.
- « Tu as quoi dans ce sac ? »
- « Mes affaires Monsieur. Et j’ai pris tout mon argent de poche aussi. »
Comprendre, TOUTES ses affaires. Elle avait retrouvé le sourire. Et s’est empressée de me présenter son Teddy, son compagnon fidèle. Enchanté, moi c’est François, le gars qui a le chic pour se mettre sur le dos des affaires dont personne d’autre ne voudrait.
- « Où va-t-on Monsieur ? »
- « Chez moi. A Zürich. »
- « Chouette ! Merci Monsieur. »
Pas besoin de radio avec elle, elle m’a tenu la jambe pendant tout le trajet. Une fois chez moi, je ne voulais pas trainer. La nuit était bien avancée et je commençais à fatiguer. Je lui montrais la salle de bains.
- « Prends un bain, lave toi les cheveux et brosse toi les dents et mets toi en pyjama. Et après, tu vas au lit. »
- « Oui Monsieur. »
Il lui a fallu un petit moment mais elle est revenue toute propre, pas vraiment en pyjama mais plutôt en short et t-shirt long. Elle tenait son Teddy serré contre elle et avait l’air embêté, un peu rouge sur les joues.
- « Je suis vierge Monsieur… »
J’ai failli éclater de rire. Je me suis contenté de lui sourire.
- « Tu sais Aurélie, si j’avais voulu faire l’amour avec toi, je l’aurais fait à Genève… Ce n’était pas nécessaire de te faire venir à Zürich ! »
Je lui ai alors montré « sa » chambre.
- « Maintenant tu vas dormir. »
- « Oui Monsieur. Vous… Vous me faites un bisou dans le lit ? »
Va pour le bisou dans le lit. Bonne nuit…
Je suis parti le matin au travail alors qu’elle dormait encore. Je lui avais laissé largement de quoi se payer le taxi pour la gare et le billet de train Zürich-Genève des fois qu’elle veuille rentrer. Je comptais sur le fait qu’elle « visite » mon appartement et tombe sur ma littérature spécialisée ainsi que sur ma pièce « équipée » pour fuir en courant. Mais je n’y croyais pas trop. Elle n’est pas partie, et moi, je n’ai pas eu le courage – ni l’envie – de la ramener. Je l’ai gardée et suis même allé me faire signer un papier par ses parents.
Et maintenant, cela fait un peu plus de trois ans que nous ne nous sommes pas quittés. Pour elle, j’ai démissionné de mon poste et vendu mon appartement, parce qu’elle ne se plaisait pas à Zürich. Et je suis revenu à Genève. Et j’ai pris aussi beaucoup de temps pour l’éduquer – dans tous les sens du terme… Cela n’est pas venu tout seul.
« Si tu fais ce que je te demande, tu peux être sûre et certaine que ça va me faire plaisir… »
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